L'Europe-puissance existe-t-elle ?

L'Europe-puissance existe-t-elle ?

Y-a-t-il une souveraineté européenne ?


Le discours récent d'Emmanuel Macron sur l'Europe mérite d'être lu et analysé.

Il faut s'armer de patience et ne pas trop être rebuté par la platitude du style, les approximations sur le fond, la familiarité excessive et presque embarrassante, qui rappelle certains discours de Macron en Afrique. On commence à être habitué à tout cela.

Ce qui est intéressant en revanche, c'est le parallèle que Macron dresse entre le réveil de l'Union européenne et ses sept années passées à la tête de l'Etat fran?ais. Macron a fait de "l'Europe puissance" son cheval de bataille depuis son accession au pouvoir en mai 2017. Il en a fait une obsession depuis 2022, à la faveur du conflit russo-ukrainien.

Parle de puissance revient à parler de projection de puissance. Et on peut dès lors s'interroger sur les compétences de l'Union européenne qui lui permettraient de remplir les fonctions régaliennes traditionnellement associées à la puissance.

L'Union européenne n'a, de jure, que la compétence que les Etats membres lui délèguent à travers les traités. Les juristes allemands diraient qu'elle n'a pas la "compétence de la compétence" (Kompetenz-Kompetenz), qui reste l'apanage des seuls Etats.

Selon le spécialiste de droit public Julien Barroche (1) dont je recommande l'excellent éclairage publié sur le site gouvernemental vie-publique.fr : "Il existe des constitutions nationales et non une constitution européenne au sens formel du terme. Il existe des souverainetés nationales et non une souveraineté européenne. La diplomatie et la défense européennes en sont au stade des balbutiements.?L’Union n’est pas un vrai acteur stratégique qui disposerait d’une véritable autonomie sur la scène internationale.?Malgré des efforts en sens contraire réactivés à la faveur des différentes crises internationales récentes, la construction européenne épouse un registre fondamentalement différent de la puissance au sens classique : un registre civil, commercial, normatif, non un registre militaire."

C'est précisément là que le bat blesse. Le discours de Macron fait la part belle à la politique de défense, en agitant le spectre des menaces géopolitiques qui planent sur le Vieux continent, pour appeler à renforcer cette dernière au niveau européen.

En réalité, il s'agit d'une vision économique, centrée sur l'industrie de défense. Rappelons que dans le conflit ukrainien en dépit de toutes les déclarations politiques qui tendraient à faire croire le contraire, les Etats membres de l'UE - c'est à dire essentiellement les Etats membres de l'OTAN - ne sont pas en guerre contre la Russie, et c'est encore moins le cas de l'UE, puisque celle-ci ne dispose pas de la prérogative régalienne de "faire la guerre ou la paix", qui ressort des seuls Etats, à titre individuel ou au titre de leur participation au sein d'alliances militaires comme l'OTAN.

Il n'existe pas d'armée européenne pour la bonne et simple raison qu'il n'existe pas d'Etat européen - à ce stade - et donc pas de "Chef des armées" ou de "Commander in Chief" européen, une fonction traditionnellement dévolue aux Chefs d'Etat.

Il existe en revanche un commandement européen intégré au sein de l'OTAN, qui a toujours été dirigé par un Général Américain "quatre étoiles" depuis la création de l'alliance. Le détenteur actuel du poste depuis juillet 2022 est le Général Christopher G. Cavoli. Depuis une vingtaine d'années, le poste de numéro deux a toujours été occupé par un officier général britannique. Si l'on ajoute à cela le fait que certains pays membres de l'OTAN ne sont pas membres de l'Union européenne, comme l'Islande, l'Albanie et de manière plus significative, la Turquie, et bien-s?r la Grande-Bretagne depuis 2016, on per?oit tout le décalage qui existe entre l'UE et l'OTAN.

Macron évoque dans son discours la constitution d'un "pilier européen de l'OTAN". C'est en réalité une idée plus vieille encore que celle de la communauté européenne née du Traité de Rome de 1957. Il s'agit en fait d'une volonté de recréer la Communauté Européenne de Défense (CED), "un projet de création d'une armée européenne, avec des institutions supranationales, placées sous la supervision du commandant en chef de l'OTAN . Dans le contexte de la guerre froide , le projet, qui est esquissé en septembre-octobre 1950 , devient un traité, signé par 6 états, le 27 mai 1952. Ratifié par la République fédérale d'Allemagne (RFA ou Allemagne de l'Ouest), la Belgique , le Luxembourg et les Pays-Bas , le traité instituant la CED est rejeté par l'Assemblée nationale fran?aise le 30 ao?t 1954 par 319 voix contre 264" (source: Wikipedia).

Dans une déclaration devant l'Assemblée nationale fran?aise, le 24 octobre 1950, le Président du Conseil René Pleven dévoile le projet?: ??création, pour la défense commune, d'une armée européenne rattachée à des institutions politiques de l'Europe unie, placée sous la responsabilité d'un ministre européen de la Défense, sous le contr?le d'une assemblée européenne, avec un budget militaire commun. Les contingents fournis par les pays participants seraient incorporés dans l'armée européenne, au niveau de l'unité la plus petite possible??.

Il s'agit en fait bel et bien, dans un contexte de début de Guerre Froide et de guerre en Corée, de renforcer l'OTAN, nouvellement créée. Comme le rappelle l'article Wikipedia consacrée à la CED: " cette armée européenne serait intégrée dans le dispositif militaire de l'OTAN , sans remettre en cause la prééminence des états-Unis. Il n'était donc pas du tout question de doter l'Europe occidentale d'un instrument de défense indépendant. Au contraire, l'armée européenne dépendrait du commandement atlantique, c'est-à-dire des états-Unis".

L'Assemblée nationale avait per?u dans la création de la CED un renoncement à une prérogative essentielle de la souveraineté nationale.

Emmanuel Macron réclame plus de moyens pour renforcer l'industrie de la défense fran?aise et pour cela il suggère à l'Union européenne de doubler son budget ou d'émettre de nouveaux emprunts mutualisés. Il s'agit au fond de faire porter par des Etats ayant une industrie militaire moins développée le co?t d'un réarmement imposé par la politique de soutien à l'Ukraine et par les pressions américaines, qui pourraient s'intensifier si Donald Trump est réélu à la présidence des Etats-Unis en novembre 2024.

La guerre n'est jamais loin de la construction européenne. Elle en a pour ainsi dire été à la fois l'inspiration première et pourrait en être l'inspiration dernière, si le saut vers le fédéralisme est franchi. Rappelons que la CECA, la Communauté du Charbon et de l'Acier, créée en 1951 et présentée comme la matrice de la Communauté européenne et plus généralement du projet de construction européenne, avait surtout pour objectif de se substituer de manière durable à la temporaire "Autorité internationale de la Ruhr" créée en 1948 pour contr?ler la production d'acier et de charbon de la région la plus industrialisée d'Europe.

Olaf Scholz alors ministre des finances de l'Allemagne avait parlé en 2020 de "moment hamiltonien" pour l'Europe - évoquant l'un des pères fondateurs et premier Secretaire au Trésor américain, Alexander Hamilton - ; à l'occasion de l'emprunt commun de 750 milliards d'euros décidé pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie. Emmanuel Macron a pris soin de rappeler cette formule dans son discours, dans un message à peine voilé adressé à son homologue allemand.

Après l'échec des référendums fran?ais et néerlandais de 2005 sur la Constitution européenne, le saut vers un fédéralisme européen est inimaginable dans le contexte actuel ou dans un futur proche. Macron ne mentionne d'ailleurs même pas cette idée dans son discours sur l'Europe. La veritable contradiction est là. Il ne peut y avoir d'Europe-puissance sans un Etat européen et donc sans un saut vers le fédéralisme.

Pour le dire autrement, il ne peut y avoir de "moment hamiltonien" en Europe sans un "moment jeffersonien". Les limites de l'Europe-puissance de Macron sont là et elles épousent, pour ainsi dire, les limites de la souveraineté européenne, un oxymore dont les non-dits sont bien plus éloquents que des billevesées à vocation électorale.

(1) Julien Barroche, Europe fédérale, Europe des états-nations… Qu'est-ce que l'Union européenne ? https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/294159-quest-ce-que-lunion-europeenne-par-julien-barroche

Les vertus d'une union européenne strictement économique et basée sur le libre échange se font valoir de plus en plus de nos jours...

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