La prospective, communauté épistémique

La prospective, communauté épistémique

Suite à mon précédent article sur la prospective, on m'a souvent interrogée sur la communauté scientifique de la prospective. D'où ces quelques précisions...

Qu'est-ce qu'une communauté scientifique ?

La communauté scientifique désigne, dans un sens assez large, l'ensemble des chercheurs et autres personnalités dont les travaux ont pour objet les sciences et la recherche scientifique, selon des méthodes scientifiques.?(Wikipédia)

La constitution d'une communauté scientifique dépend en réalité de plusieurs facteurs?dont le plus important est la reconnaissance du champ de connaissance concerné comme discipline scientifique.

Cette reconnaissance se fait généralement par le système universitaire et de recherche (en France, le Conseil National des Universités) lorsque ce champ disciplinaire dispose déjà d'un corpus de concepts et de méthodes, et d'un ensemble de pratiques professionnelles ; c'est pourquoi il faut souvent des décennies pour faire reconna?tre une discipline.

Cette reconnaissance passe donc, aussi, par le jeu de groupes de pression (lobbies) que la profession correspondant à cette (future) discipline a su mettre en place. Par exemple, le marketing a pu se faire plus rapidement reconna?tre que la microbiologie (à laquelle s'opposait le groupe de pression des médecins du XIX°s.), et la prospective a été reconnue au Conservatoire National des Arts et Métiers grace au financement de sa chaire par les industriels (1982), alors qu'elle ne l'est toujours pas à l'Université.

Cette reconnaissance donne droit à des crédits de recherche (au détriment généralement des budgets d'autres disciplines...) qui permettent à cette discipline de se développer (enseignement, formation, recherche, échanges). Ainsi la délivrance de dipl?mes dans le domaine concerné, l'existence de revues à "évaluation par les pairs" (peer-review) – dites académiques ou scientifiques–, la possibilité de mener des recherches dans des laboratoires et d'échanger au sein de réseaux de chercheurs… permettent de former les acteurs de cette communauté scientifique et de leur offrir des perspectives de carrière en tant que chercheurs ou enseignants.?

Lorsqu'une discipline n'est pas reconnue, la communauté épistémique s'impose.

Prenons le cas de la prospective. Elle n'est pas reconnue en France comme une discipline (voir l'article de Paul TOLILA, 1997, sur le sujet : "Quand la prospective rêve de science"), ce qui explique l'absence d'une communauté scientifique (à proprement parler) fran?aise en la matière. Ce qui est le cas dans la plupart des pays du monde, bien que certains soient beaucoup plus ouverts, comme la Finlande par exemple, dont le Finland Futures Research Center de l'Université de Turku est un modèle, après le mythique Hawai'i Research Center for Futures Studies piloté par le prof. James A. DATOR.

En l'absence d'une reconnaissance académique, se développe alors une communauté épistémique, sorte communauté scientifique "privée".

Une communauté épistémique est un collectif de personnes ayant une expertise dans un domaine donné, expertise qui se traduit notamment par des compétences reconnues et par une légitimité et une autorité en matière de production de connaissances. (Morgan MEYER, Susan MOLYNEUX-HODGSON)

A l'instar d'une véritable communauté scientifique, la communauté épistémique internationale de la prospective dispose de (cf. détails dans l'article précédent) :

  • ses revues à peer-review, y compris à facteur d'impact ;
  • ses dipl?mes, y compris plusieurs doctorats universitaires hébergés au sein de disciplines reconnues académiquement (sciences sociales, économie, science politique, sciences de l'éducation, etc.) ;
  • ses réseaux d'échanges fondés sur des sociétés savantes (association d’érudits et de savants) internationales comme la WFSF, APF, la WFS (jusqu'en 2016), et des associations professionnelles nationales comme la SFdP en France ;
  • des Congrès mondiaux annuels (Futures Conference) ou bisannuels (WFSF World Conferences, Foresight Conference) et des conférences nationales ou régionales généralement organisées par des chapitres locaux des ONG susnommées.

Elle bénéficie aussi de processus d'institutionnalisation, au niveau international (Nations-Unies, Union Européenne) et national (par ex. Singapour avec le Centre for Strategic Futures (CSF), le Royaume-Uni avec la GOS Futures team), dont les membres organisés en réseaux contribuent à faire avancer le vaste champ de la pratique prospective.

Avantages et inconvénients

La non-reconnaissance entra?ne deux principaux inconvénients :

  • le manque des budgets et des véritables équipes de recherche qui permettraient de faire significativement avancer la connaissance prospective, tant sur le plan conceptuel (théorie du changement, conceptions du temps, conditions de l'émergence, sources de l'enracinement des tendances lourdes, phénomènes disruptifs, macrohistoire, anthropologie évolutioniste, etc.) et méthodologique (prospective post-scénarios, prospective opérationnelle, etc.), qu'en terme d'applications : études prospectives relatives à différents problématiques (du changement climatique à l'avenir de l'océanosphère en passant par les différents questions sociales, économiques, corporate, géopolitiques, etc. sur lesquels les décideurs privés ou publics ont besoin d'être éclairés), ou exercices de prospective territoriale (collectifs).
  • le manque de formation approfondie et de diplomation harmonisée qui nourrit trois obstacles majeurs dans la progression de ce champ disciplinaire : la non-ma?trise des fondamentaux par la plupart des praticiens de la prospective (qui, de ce fait, perdent beaucoup de temps à 'réinventer la poudre'), l'auto-proclamation de 'prospectivistes' qui n'y connaissent rien et tirent la profession vers le bas quand ils ne la décrédibilisent pas, et enfin la tendance de certains décideurs à ne voir dans les prospectivistes que des animateurs de réunions collectives du fait de leur absence de titre de noblesse académique.

Cependant, comme tout revers a sa médaille, certains avantages découlent de cette situation:

  • la qualité du prospectiviste se mesure à sa durée : dans un métier aussi difficile, les mauvais points se distribuent facilement et font vite le tour de la communauté, y compris de celle des clients de la prospective ;
  • le fait de n'être pas soutenu par des instances institutionnelles induit une plus grande compétition (une privatisation en quelque sorte de la profession) -- elle-même génératrice d'innovations et de collaborations -- en même temps qu'un resserrement de la communauté épistémique qui dialogue essentiellement à l'échelle mondiale ;
  • la substitution de formations professionnelles privées à l'enseignement universitaire, et un effort significatif de sensibilisation et de vulgarisation de la pensée du futur (par ex. Futuribles ou Usbek & Rica, en France) ;
  • enfin, ne pas avoir à s'enfermer dans un processus académique (et administratif) lourd créé les conditions d'une plus grande ouverture et évolution du champ de réflexion (liberté d'action et de parole, réactivité voire proactivité, hybridation).

En conclusion,

si, en France, la prospective n'est pas reconnue comme une discipline académique, elle en a pourtant toutes les caractéristiques, de l'existence d'un corpus (depuis plus de 60 ans) à l'évaluation par les pairs ;

si la prospective ne dispose pas d'une communauté scientifique au sens académique du terme, elle bénéficie en revanche d'une solide communauté épistémique internationale.

Fabienne GOUX-BAUDIMENT - Mai 2022

Clear and fruitful

jacques THEYS

Vice président chez Société Fran?aise de Prospective

2 年

Merci en effet de rappeler que la prospective forme une communauté épistémique active avec ses institutions scientifiques , ses revues , ses réseaux et échanges internationaux ... C'est d'autant plus important que ce n'est pas à proprement parler une science ( il ne peut pas y avoir une science du futur ) , mais un art pratique ...Il faut cependant remarquer qu'aujourd'hui les débats sur les fondements proprement épistémologiques de la connaissances du futur se développent plus en dehors de cette communauté - en sociologie , en histoire , en modélisation et analyse de système , en sciences de l'environnement ... ect ... - comme en témoigne , par exemple , les travaux remarquables de Francis Chateaureynaud .. Il y aurait des passerelles à construire avec ces réflexions faites à l'extérieur du monde de la prospective - ou plut?t de cette diversité de mondes qu'elle recouvre ...

Frédéric GARANT-LETHEUX

Animation de réseaux d'entreprises - Animation RSE

2 年
Philippe Durance

Enseignant-chercheur

2 年

Merci, Fabienne, pour cet article. Deux petits commentaires : 1) il existe bien une communauté scientifique (épistémique) de prospective, qui comprend des universitaires (assez peu nombreux, il est vrai, par rapport à d'autres champs) qui produisent, discutent et diffusent des connaissances dans un cadre académique et à l'échelle internationale. En France, cette communauté épistémique anime par ailleurs une communauté de pratiques, qui a servi de base à une recherche sur les liens entre prospective et apprentissage organisationnel (un autre champ académique), publiée en 2019 dans la revue "Technological Forecasting & Social Change", une des rares revues de 1er rang qui publie des articles académiques sur le domaine. 2) La chaire de prospective du Conservatoire n'a jamais été financée par l'industrie; elle a été créée en 1982 sur la suggestion d'un de ses professeurs, qui avait vu se développer en France, depuis les années 60, une forme originale d'aide à la décision. La chaire de prospective n'est pas une chaire partenariale ou d'entreprise, mais une chaire académique dont les titulaires sont sélectionnés par leurs pairs et nommés par décret présidentiel (à l'instar des professeurs titulaires de chaire au Collège de France).

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